Jeudi 2 mars 1916
Sur Froideterre, c’est la bataille, à nouveau dans toute sa splendeur ; Fleury brûle. Charny brûle. Des obus trouent la Meuse. 4 heures. La ferme La Folie brûle.
Vendredi 3 mars 1916
Sur Froideterre, la ferme La Folie brûle toujours. La crête fume.(1)
«Mort ? Pas encore ! Ou mes souvenirs 1914/1918 par un ancien soldat du 127eme R.I.»Témoignage d’Emile Carlier, réédité par la Société archéologique de Douai et envoyé à «M. le maire et à la commune de Bras, en témoignage d’histoire et de fidélité».
Voici ce que rapporte l’auteur à propos de notre village, pendant sa participation à la bataille de Verdun, du 26 février au 2 avril 1916.
Le 8 mars
Notre tour est arrivé de monter en ligne. Nous partons vers 6 heures du soir. Nous longeons la Meuse jusqu’à la hauteur de la ferme de La Folie où est installé le PC d’un chef de bataillon. Là est tombé le premier homme du 127ème dans le secteur de Verdun, un Valenciennois nommé Wanty dont j’ai fait la connaissance fugitive hélas ! Lors de notre passage à Vitry-le-François.
Nous descendons le talus du canal. Nous coupons à travers champs et nous arrivons aux premières maisons de Bras. Le village a été fortement touché par les bombardements précédents, mais la grande majorité des immeubles, la totalité des caves sont intacts. La population civile est partie depuis huit jours seulement. L’église et la mairie sont toujours debout.
Nous installons le poste téléphonique dans une des dernières maisons de Bras, à la sortie du village, à proximité du calvaire qui se trouve à l’intersection des routes de Louvemont et de Douaumont. La cave est solide et consolidée par d’épais madriers. Un pare-éclats est disposé devant la porte. D’autres isolés s’y logent avec nous. Entr’autres des Alsaciens-Lorrains qui vont alternativement monter des postes d’écoute à proximité des premières lignes. Le colonel Pravaz, commandant le 127ème, a son PC dans la cave d’une belle maison bourgeoise, au centre du village.
La mairie est occupée par des téléphonistes du 43ème dont un bataillon est en réserve à Bras. Nos signaleurs ont placé leurs projecteurs en haut de l’édifice et communiquent par optique avec les postes des chefs de bataillon.
Nous sommes une douzaine pour assurer le service du poste et la réparation des lignes, tant vers l’avant que vers l’arrière. On répare par groupe de deux et l’on est affecté en principe au montage et à la réparation de la même ligne. J’hérite, pour ma part, de celle du premier bataillon qui occupe les pentes de la Côte du Poivre. Pour un téléphoniste, l’essentiel est d’avoir de nombreux et très visibles points de repère où il peut se reconnaître la nuit. Son salut dépend souvent de la rapidité des réparations.
Des mois, des années se sont écoulés depuis que j’ai quitté le secteur de Verdun et j’ai encore présent à la mémoire, dans ses moindres détails, l’itinéraire que j’avais à suivre de Bras jusqu’au bas de la Côte du Poivre pour aller réparer la ligne téléphonique. Ce trajet, je l’ai effectué peut-être cent fois à toute heure du jour et de la nuit, alors qu’il fallait, coûte que coûte, assurer les communications, même au cours des plus intenses bombardements.
En sortant du poste, nous trouvons, au bout de quelques mètres, une tranchée qui barre la route et se continue à travers les bâtiments, à droite et à gauche défendant l’accès de la commune. Nous franchissons la tranchée et sortons du village. Devant nous le calvaire et un poteau indicateur. A droite Douaumont, à gauche Louvemont. Nous suivons cette dernière route et longeons le mur du parc du château. De l’autre côté de la route on a établi un cimetière militaire. A l’entrée se dresse un grand drapeau tricolore. A la sortie du parc, le fil est enroulé autour des débris carbonisés d’un équipage de ferme et se dirige en droite ligne vers le cadavre d’un cheval. Plus loin, nous avons un autre point de repérage. Une corvée de soupe a été surprise par un obus et douze hommes ont été tués. On a enlevé les cadavres, mais les bouteillons, les marmites, les pains gisent encore sur le sol, au milieu des flaques de sang coagulé. Nous arrivons aux fils de fer barbelés. Nous quittons la route. A gauche, on descend dans un ravin au fond duquel coule un ruisseau. Au delà, s’élèvent les premières pentes de la Côte du Poivre. On a piqué un drapeau au milieu du ruisseau. C’est la limite de notre itinéraire. De l’autre côté, les réparations et l’entretien de la ligne incombent aux téléphonistes du commandant du 1er. Le ravin est l’endroit le plus critique que nous devons traverser, lors de nos réparations. Il est perpétuellement balayé par les obus. Les soldats l’ont surnommé le Ravin de la Mort. Des débris de toutes sortes jonchent le sol. On trouve même les traces d’une ligne de chemin de fer sur laquelle sont restées les carcasses d’une rame de wagons. Le 10 mars
Bombardement intense. La neige tombe en abondance. Les maisons de Bras s’écroulent comme des châteaux de carte. Dans la rue, c’est une pluie ininterrompue de tuiles, de briques, de ferrailles. Les blessés, poursuivis par les obus, retrouvent, sous l’instinct de la conservation, un sursaut d’énergie qui les fait courir vers l’arrière. J’admire les brancardiers qui, eux, ne peuvent courir, encore moins se garer avec la rapidité voulue pour se protéger des éclats à cause de la pesanteur de leurs fardeaux et qui marchent bravement et lentement sous l’orage.
Du 10 au 22 mars
Nous sommes toujours à Bras. Nous ne voyons rien et ne connaissons rien des évènements qui se déroulent autour de nous. Nous lisons dans les journaux de Paris, qui nous arrivent avec plusieurs jours de retard et dans les communiqués officiels, le récit de la bataille de Verdun. Chez nous, ce sont des bombardements intermittents, intenses certains jours et à certaines heures de la journée. Il y a parfois des périodes d’accalmie. J’en profite pour visiter le village. Dans l’église, encore à peu près intacte, je trouve un soldat affamé qui dévore avec béatitude des boites entières de pain d’hosties abandonnées dans la sacristie. Le presbytère n’a pas encore été touché par les obus, mais une tranchée traverse une partie de la salle à manger. Sur les murs de la mairie éventrée par les obus subsistent les souvenirs des luttes électorales du Général Mitrot et du député Noël. Je lis les affiches avec une certaine mélancolie. Où sont les pacifiques luttes d’idées d’autrefois ? L’intérieur de toutes les maisons du village présente le même aspect de désolation et de dévastation : armoires fracturées, bouteilles brisées, linges, effets d’habillement, vaisselle, jouets d’enfant éparpillés pêle-mêle sur le sol. C’est un pillage en règle. Chacun prend ce qui lui convient avec d’autant moins de scrupule que tout ce qu’on laisse est voué à la destruction. Pour ma part, je renouvelle complètement ma garde-robe mais à défaut d’autre, je dois me contenter de chemises de femme. Pour se protéger du froid, les hommes s’affublent de tous les oripeaux qui leur tombent sous la main. C’est une véritable mascarade.
Mais à côté de la comédie, la tragédie.
Des tombereaux de cadavres sont amenés dans une grange, jetés pêle-mêle les uns sur les autres comme un amoncellement de bûches. Des fourriers font le triage des morts et cherchent dans leurs vêtements tout dégoûtants de sang, les pièces nécessaires à leur identification.
Dans la cave, où nous avons aménagé le poste téléphonique, est venu s’installer le lieutenant Audebert qui commande maintenant la dixième compagnie, avec ses agents de liaison. On discute beaucoup sur la durée éventuelle de la guerre. Commentant un discours de Ribot, où le ministre déclare qu’il nous est maintenant impossible d’envisager la fin du conflit, le lieutenant nous prédit que tout sera certainement terminé dans trois mois.
Nos pertes sont sérieuses mais n’atteignent pas, à beaucoup près, celles qui devaient frapper le régiment dans les horribles boucheries de la Somme et de la Craonne.
Le 15 mars
(…) Comme intermède, les lignes téléphoniques sont coupées par les obus cinq ou six fois par jour et autant la nuit. Nous faisons perpétuellement la navette entre Bras et la Côte du Poivre pour effectuer les réparations. Il ne fait pas bon s’attarder dans le ravin où les marmites continuent à pleuvoir. Nous bondissons de trous d’obus en trou d’obus avec notre rouleau de fils et l’appareil qui nous sert à délimiter les cassures. Notre baillonnette nous sert de piquet de terre. En plein bled nous branchons le fil sur l’appareil et nous appelons successivement Bras et le PC de la Côte du Poivre. Nous devons poursuivre notre expédition et recommencer l’opération, jusqu’au moment où les postes de départ et d’arrivée ont tous deux répondu à nos appels. On comprend que la promenade manque de charme sous les bombardements. Nous sommes encore en hiver et la neige tombe en abondance, mais nous rentrons souvent baignés de sueur dans notre poste de Bras.
Le 19 mars
Deux obus incendiaires tombent sur la maison où le colonel des 1er et 43ème ont installé leur PC. En cinq minutes, la maison flambe comme une torche et l’incendie qui est, pour l’artillerie ennemie, un précieux point de repérage, nous vaut une avalanche d’obus. Notre cave est à proximité. Tous les occupants de la maison incendiée viennent s’y réfugier. Malheureusement, deux blessés sont restés dans les caves et leurs camarades, terrorisés, n’osent pas rentrer dans la fournaise pour tenter de les sauver. Un téléphoniste du 127ème, mon brave camarade et concitoyen Joseph Jourdan, n’hésite pas à risquer sa vie pour essayer d’aller rechercher ces malheureux. Un signaleur de notre régiment se joint à lui. Ils sont assez heureux pour ramener les blessés dans notre cave. Quelques minutes après, la maison s’écroule.
Le 22 mars
Nous sommes relevés et partons au repos à Thierville. Le départ a lieu à la tombée de la nuit. Nous repassons à la ferme de La Folie. Nous suivons la berge du canal où nous croisons un bataillon du 201ème qui monte en ligne. Les obus sifflent au-dessus de nos têtes et tombent sur l’autre rive (…).