Qui à Bras-sur-Meuse ne connaît la Fontaine du Goulot, cette étonnante source d’eau claire, d’un diamètre conséquent, qui donne naissance à ce large mais bref ruisseau, fort poissonneux d’ailleurs, que l’on passe à gué peu après l’écluse? Monsieur Warin nous parlait dans le BIB n° 2 des nombreuses sources qui existent en bordure de rivière et qui résultent de la nature de notre sol : les roches calcaires poreuses et fissurées des côtes drainent les eaux de ruissellement, lesquelles sont ensuite rejetées par la couche d’argile de la plaine. Notre «Goulot» n’est qu’une de ces résurgences, mais de quelle taille et de quel débit! Lorsque la promenade ou l’activité m’y conduit, je ne peux m’empêcher de penser à un personnage illustre tombé en arrêt devant un reflet du soleil au fond de cette eau alors qu’autour de lui manoeuvraient des uniformes chamarrés de brandebourgs dorés dans le fracas des explosions. C’est en relisant «Campagne en France» de Goethe que je suis frappé par la clarté avec laquelle il me semble reconnaître les lieux décrits par ce touriste d’un genre très spécial. Mais revenons en arrière, nous sommes en 1792, aux derniers jours de l’été. La France révolutionnaire déclare la guerre «au roi de Bohème et de Hongrie» qui n’est autre que l’empereur du Saint Empire Romain Germanique. La Prusse est une composante de l’empire et son roi l’allié de l’empereur. Cet épisode, début d’une situation de guerre qui au nom de la liberté va mettre l’Europe à feu et à sang pendant vingt ans, se terminera pitoyablement près d’un moulin qui en resta pantois : Valmy.Wolfgang Goethe, écrivain, dramaturge, poète, considéré comme le plus grand parmi les écrivains de langue allemande, auteur de Werther, Les Affinités Electives, Faust, né à Francfort sur le Main en 1749, mort en 1832, est ministre du duc Charles Auguste de Weimar, général de cavalerie dans l’armée prussienne, qui lui donne l’ordre de le rejoindre. En marge de ses travaux littéraires et de ses responsabilités politiques, il se passionne pour les recherches scientifiques de l’époque dont le fameux problème De la Théorie des Couleurs publié en 1810, dont il sera question ici. Nous suivons donc «le sage de Weimar», témoin obligé et peu empressé d’une campagne militaire peu convaincue, qu’il nous raconte vingt ans plus tard dans ses mémoires, en reprenant les notes de son journal de route, ainsi que ses lettres, en unreportages de guerre agrémenté d’anecdotes et de considérations culturelles.Même s’il ne mentionne jamais le nom du village, alors qu’il parle longuement de Sivry (les Buzancy) où il est hébergé au retour de Valmy le 4 octobre, trouvant la vie domestique délicieuse et décrivant avec beaucoup d’intérêt «le caractère homérique et pastoral des maisons champêtres de France», et où il fait cette autre découverte d’importance : le rustique Pot au Feu, dont il fait grand cas, Goethe a bien séjourné deux nuits à Bras. Il se réveilla au matin du 31 août dans une dormeuse «Schlafwagen» aux rideaux de cuir, et passa dehors, comme il le raconte, la nuit du 31 au 1er septembre à contempler le ballet des obus incendiaires et l’incendie grandissante de la place forte depuis la côte de Belleville. Il repassera à Bras le 9 octobre, venant tout juste de retrouver son cher «coupé de Bohème» conduit par son domestique et qu’il croyait définitivement perdu dans la débâcle avec toutes ses affaires depuis Sivry ; il s’arrêtera à Verdun pour repartir précipitamment par Etain et Longwy. On notera avec tristesse que 120 ans plus tard la Prusse, encore elle, mais cette fois à la tête de l’Empire, le second Reich, tentera d’emprunter cette même petite route pour gagner Verdun, mais sans succès, puisque arrêtée à Vacherauville et Froideterre, en semant alentour le désastre que l’on sait.
Il est d’autre part historique que les troupes campèrent à Bras avant leur entrée dans Verdun, et si notre Source du Roi trde Prusse tient son appellation de cet évènement, un acte de naissance de la mairie de Bras atteste la présence de cette armée sur le territoire de la commune, voir à ce sujet le BIB n° 8, qui mentionne également l’enfouissement des cadavres de l’année 1792, à savoir quatre hommes et quarante chevaux, besogne infecte qui prit trois jours et rendit malade plus d’un habitant qui en fut chargé.
Pour ce qui est de la noyade du hussard, il est vrai que du Wameau jusqu’à Charny les rives de la Meuse sont escarpées , au Breuil, le fleuve fait une boucle qui se rapproche à 150 mètres de la Fontaine du Goulot, laquelle présente toujours la forme et la dimension donnée par Goethe savoir une cuvette d’une dizaine de mètres, correspondant exactement aux trente trois pieds indiqués. Pour bien comprendre la situation géographique des lieux et l’apparente facilité de déplacement, il faut se rappeler que le canal ne séparait pas encore la douce pente de Froideterre et la verte plaine du Breuil, l’ensemble de ce paysage étant par conséquent occupé par le campement. Quant aux collines chargées de vignes et donnant d’un côté sur les faubourgs, et de l’autre «cachant à nos tentes la vue de Verdun», on y reconnaît aisément la côte de Belleville.
Concernant l’affaire des jeunes filles, Goethe ne la situe qu’à l’arrivée du roi dans Verdun, sans préciser le don de dragées, disant : «Quatorze jeunes filles, les plus belles et les mieux élevées, avaient souhaité à Sa Majesté la bienvenue avec d’agréables discours, des fleurs et des fruits»; cependant il prend soin d’envoyer quelques cornets de notre précieuse friandise en Allemagne par le courrier spécial chargé de rendre compte de l’avancée de la campagne, «pour convaincre que les pèlerins, parcouraient un pays où l’esprit et la douceur ne feraient jamais défaut.»
Il ne parle pas non plus de ce que le natif du pays appellera de par son sens de l’ironie populaire et dans son légitime souci de vengeance «la courrée prussienne», à savoir la dysenterie, qui affecta l’occupant faute d’eau potable en quantité suffisante, ajoutée à des conditions climatiques déplorables. Epidémie qui aurait considérablement affaibli la force physique et le moral des hommes. Les premiers malades, dont plusieurs centaines seront laissés au château de Grandpré, «abandonnés à l’humanité de l’ennemi», se rencontreront donc au retour. Ils sont encore cités le 8 octobre sur la route de Verdun, où la dormeuse, «triste lazaret ambulant» transporte le valet de chambre du duc et un gentilhomme sauvé de l’hôpital de Grandpré, tous deux atteints du «mal général», et encore le 25 à Trêves, où l’auteur parle de «maladie générale», usant chaque fois de l’article défini qui indique combien celle-ci était connue et installée. Jamais, et c’est étonnant pour cet esprit encyclopédique, Goethe n’évoque le nom du mal, les mots épidémie ou contagion, ou n’en indique les symptômes qui auraient permis son diagnostic, si ce n’est que la cuisinière à qui il avait confié un livre, le reconnaît mais ne peut lui parler.
L’histoire n’en finit jamais de nous surprendre, et quand elle croise la littérature bien des découvertes nous sont certainement encore réservées. Qui aurait cru que ce coin perdu de notre verte campagne, et ce trou où l’eau fraîche et claire débouche abondamment de nulle part, au milieu des vaches Salers broutant l’herbe tendre, témoins uniques et indolents de leur agreste beauté, ont été un jour le cadre d’une émotion scientifique dont l’acteur n’était autre qu’un grand de notre littérature internationale.